Entretien avec Ruben Louis
Dans le prolongement de notre rencontre «Intelligence Artificielle et Littérature : horizons du regard francophone à travers l’héritage de Jean Métellus», l’Association des Amis de Jean Métellus via Olivier Métellus donne la parole à Ruben Louis, mathématicien haïtien de tout premier plan.
À rebours des images réductrices, cet échange veut rappeler une évidence : Haïti ne se résume pas à ses crises. Le pays porte aussi une tradition d’exigence, de formation et de création intellectuelle, où les sciences dialoguent avec la langue, la culture et l’imaginaire.
Comme l’écrivait Jean Métellus : « Poésie, Sciences et techniques constituent un monde étrange, complexe et merveilleux. » C’est dans cet esprit de transmission et de dignité que s’ouvre cette conversation.
Olivier Métellus – 16 décembre 2025 – 10 min de lecture

Présentation rapide de Ruben Louis
Ruben Louis est docteur en mathématiques depuis novembre 2022. Il a soutenu sa thèse à l’Université de Lorraine, à Metz (France), sous la direction du professeur Camille Laurent-Gengoux. Ses travaux de recherche portent sur les algèbres de Lie supérieures universelles des espaces singuliers et leurs symétries. Spécialiste de feuilletages singuliers et en algèbres de Lie d’homotopie, il est l’auteur de plusieurs articles publiés dans des revues internationales de référence, notamment le Journal of Algebra, le Journal of Geometry and Physics, Mathematische Zeitschrift et le Journal of Noncommutative Geometry. Il est également co-auteur d’un ouvrage récent consacré aux feuilletages singuliers, premier livre de référence dans ce domaine, paru dans la collection Advanced Courses in Mathematics chez Springer. Ses travaux ont été distingués à plusieurs reprises : il a reçu en 2023 le prix du “Best PhD of the Year”, puis en 2024 le “Best Poster Award”. Il occupe actuellement le poste de J. L. Doob Research Assistant Professor à l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign, aux États-Unis.
Notre entretien
Q1 – Parcours et déclencheur
AAJM : Comment résumeriez-vous votre parcours, et ce qui vous a donné le goût des mathématiques ?
Et s’il fallait citer un moment décisif : une rencontre, un professeur, un livre, un événement ?
RL : Mon parcours en mathématiques est guidé par une curiosité constante pour les structures et les raisonnements abstraits. Ce qui m’a immédiatement séduit, c’est ce sentiment unique d’accéder à une vérité incontestable après avoir compris une théorie, une vérité fondée uniquement sur la logique. Cette rigueur, cette solidité, m’ont profondément marqué.
Mais ce sont surtout leurs liens avec le monde réel qui ont renforcé mon envie d’en faire les maths. À l’École Normale Supérieure d’Haïti, je suivais des cours communs avec des étudiants en physique. L’un d’eux, consacré à la cinématique, étudiait le mouvement des objets : le lancer d’une pierre, le trajet d’une voiture, le déplacement d’un projectile. Derrière ces situations très concrètes se cachait un langage universel : celui des mathématiques. J’ai été profondément marqué par la capacité des mathématiques à décrire des phénomènes du quotidien et à proposer des réponses précises à des questions très réelles.
À cette période, j’échangeais beaucoup avec des étudiants venant d’autres disciplines, comme la physique, les sciences naturelles ou la philosophie. Ces discussions ont renforcé ma conviction que les mathématiques sont partout, souvent là où on ne les soupçonne pas, et qu’elles jouent un rôle essentiel dans notre compréhension du monde.
Le moment véritablement décisif est arrivé lorsque j’ai découvert la recherche en mathématiques. En rencontrant des enseignants-chercheurs, j’ai compris que les mathématiques ne sont pas une science figée, mais une discipline vivante, en constante évolution. On ne devient pas mathématicien seulement pour transmettre des connaissances existantes, mais aussi pour en créer de nouvelles et contribuer, à sa manière, à répondre aux grands défis de notre société.
Q2 – Haïti et les sciences : sortir des images réductrices
AAJM : On parle trop souvent d’Haïti uniquement à travers la crise. Que voudriez-vous que l’on comprenne, concrètement, de la place d’Haïti dans les sciences et la recherche ?
Selon vous, que faire de plus pour faire émerger les talents : moyens, institutions, réseaux, visibilité, confiance ?
RL : C’est une très belle question. Haïti est trop souvent réduite, dans l’imaginaire collectif, à ses crises. Pourtant, en tant que premier pays noir indépendant, elle porte une histoire profondément glorieuse, une histoire fondatrice, qui a marqué le monde. Cette histoire, nous pouvons encore la prolonger et l’enrichir, dans tous les domaines, y compris dans les sciences et la recherche.
Depuis quelque temps, j’ai le sentiment que cette histoire est soit abandonnée, soit racontée comme si elle devait nécessairement se terminer de manière tragique. C’est d’autant plus frappant que, lorsque j’en parle avec des ressortissants de pays africains, beaucoup connaissent à peine l’existence d’Haïti, et encore moins son rôle historique. C’est extrêmement dommage.
Ce qui est certain, en revanche, c’est que les talents haïtiens existent, et dans presque tous les domaines. La preuve est visible à l’extérieur : en France, aux États-Unis, au Canada et dans bien d’autres pays, des Haïtiens brillent dans les sciences, la recherche, la culture ou l’innovation. Le véritable enjeu, comme pour beaucoup de pays en développement ou même développés, est de savoir comment identifier ces talents, les accompagner, leur donner les moyens de grandir et de contribuer au bien commun.
À mon sens, tout commence par une réappropriation consciente de notre histoire, et par la volonté de continuer à l’écrire dans l’esprit de nos ancêtres : avec ambition, dignité et confiance. À partir de là, il devient possible de définir un projet de société clair, un plan cohérent pour faire avancer le pays sur les plans économique, éducatif, politique et scientifique.
Les universités haïtiennes ont ici un rôle central à jouer. Elles doivent être des lieux de réflexion et de propositions, fondées non pas sur des logiques partisanes ou de favoritisme, mais sur la science, la rigueur et le raisonnement. Une fois une vision définie, il devient alors plus simple d’identifier les moyens nécessaires pour la mettre en œuvre, et d’orienter la recherche scientifique vers des priorités concrètes, au service du bien-être et du développement durable du pays.
Q3 – Les maths “dans la vie réelle”, sans jargon
AAJM : Si vous aviez 90 secondes pour expliquer à quoi servent les mathématiques aujourd’hui, que diriez-vous à quelqu’un qui pense que “c’est trop abstrait” ?
Pouvez-vous donner un exemple très simple mais parlant (santé, économie, données, sécurité, climat, etc.) ?
RL : Les mathématiques deviennent abstraites quand on oublie à quoi elles servent. Personnellement, j’aime donner un exemple très concret. J’ai un ami, Anderson Augusma, qui a soutenu une thèse à Grenoble en Deep Learning sur la reconnaissance des émotions, par exemple dans une salle de classe, tout en respectant strictement la vie privée des élèves. Son travail ne consiste pas à « surveiller » des individus, mais à analyser des signaux audiovisuels collectifs : expressions faciales globales, directions du regard, indices vocaux agrégés. L’objectif est de comprendre l’état émotionnel d’un groupe — attention, engagement, fatigue — plutôt que celui de chaque élève pris séparément.
À ce stade, on peut se demander : où sont les mathématiques là-dedans ? Elles sont partout. Pour construire des modèles capables de prédire l’émotion d’un groupe à partir de ces signaux, il faut formuler le problème mathématiquement : définir des fonctions, manipuler des probabilités, concevoir des algorithmes d’apprentissage, résoudre des équations d’optimisation. Quand on feuillette sa thèse et qu’on tombe sur une formule, on peut se dire que « c’est abstrait ». Mais pour lui, ces équations sont extrêmement concrètes : chacune joue un rôle précis et décisif pour que le modèle fonctionne correctement et de manière éthique.
On retrouve exactement la même logique en santé publique. Lors d’une épidémie, on ne se contente pas de compter le nombre de malades. On utilise des modèles mathématiques pour répondre à des questions très concrètes :
À quelle vitesse la maladie se propage-t-elle ?
Quand le pic sera-t-il atteint ?
Quel sera l’impact d’une vaccination ou d’un confinement ?
Ces modèles reposent parfois sur des équations simples, mais leurs conséquences sont majeures : ils aident à prendre des décisions au bon moment et, très concrètement, à sauver des vies.
En résumé, les mathématiques ne sont pas une collection de formules abstraites. Elles permettent de structurer la pensée, transformer des problèmes réels en question traitables, et produire des solutions utiles. L’abstraction n’est pas une fuite du réel : c’est ce qui permet aux mathématiques d’être efficaces, universelles et profondément ancrées dans le monde d’aujourd’hui.
Q4 – IA : ce qu’elle doit aux maths… et ce qu’elle ne sait pas faire
AAJM : Dans l’IA moderne, qu’est-ce qui relève d’abord des mathématiques, et quels en sont les principales limites ?
Qu’est-ce que le grand public surestime le plus à propos de l’IA – et, au contraire, sous-estime ?
RL : L’IA moderne repose avant tout sur les mathématiques. Derrière les performances impressionnantes que l’on observe aujourd’hui se trouvent des outils très classiques : algèbre linéaire, probabilités, statistiques, analyse ou encore théorie de l’information.
Mais ces systèmes ont des limites fondamentales. Ils n’apprennent pas le sens des choses, seulement des corrélations statistiques. Une IA ne comprend pas réellement ses réponses : elle évalue simplement celles qui sont les plus probables. Elle ne sait pas pourquoi une réponse est juste.
Par exemple, si on demande à une IA 5 + 2 = ?, elle ne fait pas le calcul comme une calculatrice : elle prédit la réponse à partir de ce qu’elle a vu durant son entraînement. Cela la rend très dépendante des données et fragile dès qu’il s’agit de raisonnement symbolique profond, de démonstrations mathématiques longues ou de situations vraiment nouvelles. Elle imite le raisonnement plus qu’elle ne le possède.
Le grand public a tendance à confondre la fluidité du langage avec une véritable intelligence. On surestime souvent la conscience de l’IA, sa fiabilité ; elle peut se tromper avec beaucoup d’assurance ; et sa capacité à remplacer le jugement humain. En revanche, on sous-estime le rôle central des mathématiques fondamentales dans ces technologies, ainsi que la fragilité structurelle des modèles qui les rendent possibles
Q5 — Sciences et littérature : rigueur, beauté, forme
AAJM : Notre rencontre associe IA et littérature, dans l’héritage de Jean Métellus. Voyez-vous des parentés entre pensée mathématique et écriture : rigueur, forme, imagination, beauté ?
Diriez-vous qu’une démonstration peut être “belle”, au même titre qu’un texte – et pourquoi ?
RL : Bien sûr, une démonstration mathématique peut être belle, au même titre qu’un texte littéraire. Je peux parler ici de mon expérience personnelle. Lorsqu’on découvre une vérité mathématique — c’est-à-dire lorsqu’on établit l’existence ou les propriétés d’un certain objet mathématique — les premières idées de preuve sont souvent confuses, fragmentaires, presque chaotiques dans notre esprit.
Pour que cette intuition devienne partageable et compréhensible par la communauté scientifique, il faut effectuer un véritable travail d’écriture : organiser les idées, choisir un fil conducteur, guider le lecteur pas à pas vers le résultat annoncé. La rédaction d’une preuve est donc un exercice de forme autant que de fond, et chacun y développe un style qui lui est propre.
Les mathématiciens recherchent souvent la manière la plus élégante, la plus simple et la plus harmonieuse de présenter leurs résultats. Une belle démonstration n’est pas seulement correcte : elle éclaire, elle révèle une structure cachée, elle donne le sentiment que les choses ne pouvaient être autrement. À ce titre, elle procure un plaisir esthétique réel, comparable à celui que l’on éprouve à la lecture d’un texte littéraire réussi.
Bien sûr, certaines preuves exigent des prérequis techniques importants, que l’auteur se doit de signaler. Mais au-delà de la technicité, il demeure cette quête commune à la science et à la littérature : faire émerger de la clarté, de la cohérence et, parfois, de la beauté.
Q6 – Transmission : un conseil aux jeunes haïtiens et autres
AAJM : Si un jeune vous lit et hésite entre sciences et lettres, quel conseil de méthode et de courage lui donneriez-vous pour tenir dans la durée ?
Quel rôle la discipline, les mentors, les institutions… peuvent-ils jouer concrètement ?
RL : On aborde en réalité les lettres et les sciences avec des méthodes très proches. Lire ne suffit pas, pas plus que le fait que quelqu’un vous explique un texte ou une preuve mathématique : pour comprendre en profondeur, il faut se les approprier, les retravailler soi-même, et accepter un temps de réflexion personnelle, presque de méditation.
Il est d’ailleurs tout à fait possible de mener les deux de front. J’ai par exemple un ancien camarade de l’ENS, Lesly Lalanne, qui a commencé par des études de mathématiques avant d’entreprendre en parallèle une licence de philosophie. Cette double approche est très enrichissante, notamment pour comprendre les interactions profondes entre ces disciplines.
Les mathématiques restent cependant une science de l’épreuve. Pour tenir dans la durée, il ne faut pas avoir peur de se tromper, ni de ne pas comprendre immédiatement une théorie. L’erreur fait partie du chemin. Il est aussi essentiel de découvrir peu à peu quel type de mathématiques vous attire vraiment.
Dans ce parcours, la discipline personnelle est cruciale, mais elle ne suffit pas toujours. Le rôle des mentors, des enseignants et des institutions est fondamental : ils aident à clarifier les choix, à prendre confiance, et surtout à traverser les moments de doute et de découragement.
Final – Transmission : un conseil aux jeunes
AAJM : En une phrase : qu’aimeriez-vous que l’on retienne d’Haïti, aujourd’hui, à travers votre parcours ?
RL : Venir d’Haïti n’est pas une limite : avec de la détermination et du courage, on peut ouvrir des portes, contribuer au monde et, surtout, apporter quelque chose à son pays.
Entretien recueilli par Olivier Métellus, président de l’AAJM
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